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QUAND je fus bien réveillé, je pensai d’abord que j’étais seul. J’étais allongé sur un canapé en cuir, dans une chambre nue et blanche aux immenses fenêtres, composées alternativement de briques de verre et de vitres claires. Par les vitres claires, je voyais des pics enneigés qui, à travers les briques de verre, n’étaient plus que des ombres vagues.
L’habitude et le souvenir mirent des noms sur tout cela. La chambre nue, les rayons orangés du grand soleil, les montagnes lointaines. Mais, assis derrière un bureau de verre, un homme m’observait. Je le voyais pour la première fois.
C’était un homme mûr, plutôt replet, avec des sourcils roux et une couronne de cheveux de même teinte qui ceinturait un crâne chauve et rose. Il portait une blouse blanche d’uniforme ; sur sa poche-poitrine et sa manche, un caducée proclamait qu’il faisait partie du Service Médical du Q.G. Civil de la Cité du Commerce Terrienne.
Je ne fis pas ces remarques consciemment, bien sûr. Ces détails faisaient simplement partie du monde qui m’entourait à mon réveil et prenait lentement forme autour de moi. Les montagnes familières, le soleil familier, l’homme inconnu. Mais il me parla d’un ton amical, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde que de trouver un parfait étranger en train de faire la sieste dans son bureau.
— Pourrais-je vous demander de me dire votre nom ?
C’était assez raisonnable. Si j’avais trouvé quelqu’un couché dans mon bureau – en admettant que j’aie un bureau –, je lui aurais demandé son nom, moi aussi. Je voulus me lever ; il fallut que je m’arrête, me soutenant d’une main tandis que la pièce tournait autour de moi.
— Si j’étais vous, je n’essayerai pas de m’asseoir pour le moment, remarqua-t-il.
Peu à peu le sol cessa de tanguer.
Puis il répéta, d’un ton courtois mais insistant :
— Votre nom ?
— Ah oui, mon nom.
Je m’appelais… Brusquement je me retrouvai dans un épais brouillard ; j’avançais en tâtonnant, j’avais sur le bout de la langue ce mot familier entre tous, mon propre nom.
— Je m’appelle… eh bien, je m’appelle… dis-je d’un ton de plus en plus strident. C’est vraiment bête, terminai-je en déglutissant avec effort.
— Calmez-vous, dit-il d’une voix apaisante.
Plus facile à dire qu’à faire. Je le regardai, de plus en plus paniqué, et demandai :
— Est-ce que je souffre d’amnésie ou d’autre chose ?
— D’autre chose.
— Quel est mon nom ?
— Allons, allons, calmez-vous ! Je suis sûr que vous vous en souviendrez bientôt. En attendant, vous pouvez répondre à d’autres questions, c’est certain. Quel âge avez-vous ?
Je répondis vivement et avec empressement :
— Vingt-deux ans.
Il griffonna quelque chose sur une fiche.
— Intéressant. In-té-res-sant. Savez-vous où nous sommes ?
J’embrassai le bureau du regard.
— Au Quartier Général Terrien. D’après votre uniforme, je dirais que nous sommes au Niveau 8 – Service Médical.
Il hocha la tête et se remit à griffonner, avec une moue dubitative.
— Pouvez-vous… euh… me dire sur quelle planète nous sommes ?
Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.
— Ténébreuse, gloussai-je. J’espère ! Et si vous voulez savoir le nom des lunes, la date de fondation de la Cité du Commerce ou autre chose…
N’y tenant plus, il se mit à rire avec moi.
— Vous rappelez-vous où vous êtes né ?
— Sur Samara. Je suis venu ici à l’âge de trois ans – mon père faisait partie du Service Exploration et Cartographie…
Je me tus brusquement, atterré.
— Il est mort !
— Pouvez-vous me dire le nom de votre père ?
— Le même que le mien. Jay… Jason…
L’éclair du souvenir s’éteignit au milieu du nom. J’avais fait de mon mieux, mais ce n’était pas suffisant. Le docteur dit d’un ton apaisant :
— Nous nous débrouillons très bien.
— Vous ne m’avez mis au courant de rien, dis-je d’un ton accusateur. Qui êtes-vous ? Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ?
Du doigt, il me montra une petite pancarte sur son bureau. Clignant des yeux, je déchiffrai avec effort : Randall… Forth… Directeur… Service…
Il nota quelque chose. Je dis tout haut :
— Vous êtes le Dr. Forth, c’est bien ça ?
— Ne le savez-vous pas ?
Je baissai les yeux. Non, je ne le savais pas.
— C’est peut-être moi, le Dr. Forth, dis-je, remarquant pour la première fois que je portais aussi une blouse blanche ornée du caducée, emblème du Service Médical.
Mais je ne m’y sentais pas à mon aise, comme si j’avais emprunté le vêtement d’un autre. Je n’étais pas docteur, non ? Je relevai la manchette de ma blouse, découvrant une longue cicatrice triangulaire. Le Dr. Forth – maintenant, j’étais sûr que c’était lui, le Dr. Forth – suivit mon regard.
— D’où vient cette cicatrice ?
— Bagarre au couteau. Une de ces bandes d’interdits-dans-les-villes nous a surpris dans les montagnes et nous…
Le souvenir s’estompa et je dis avec désespoir :
— Tout se brouille ! Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi suis-je au Service Médical ? J’ai eu un accident ? Une crise d’amnésie ?
— Pas exactement. Je vous expliquerai.
Je me levai et m’approchai de la fenêtre, chancelant, parce que mes pieds tenaient à avancer lentement, tandis que moi, j’avais envie de m’y ruer, rompant le filet invisible où je me débattais. Une fois devant la fenêtre, la pièce reprit son équilibre et je m’immobilisai, haletant, avalant de grandes goulées d’air chaud et douceâtre. Je dis :
— Je crois qu’un verre me ferait du bien.
— Bonne idée. Bien que je n’aie pas l’habitude de conseiller l’alcool.
Forth prit un flacon plat dans un tiroir et versa un liquide couleur thé dans un gobelet en plastique. Au bout d’une minute, il en remplit un autre pour lui.
— Voilà. Asseyez-vous, mon vieux. Vous me rendez nerveux à rester debout comme ça.
Je ne m’assis pas. Je me dirigeai vers la porte et l’ouvris brusquement. Forth dit d’une voix calme :
— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous pouvez sortir si vous voulez, mais pourquoi ne pas vous asseoir pour bavarder une minute ? D’ailleurs, où voulez-vous aller ?
La question me mit mal à l’aise. Je pris deux profondes inspirations et revins sur mes pas. Forth dit :
— Buvez cela.
Je vidai mon gobelet d’un trait. Il me le remplit une deuxième fois, et je le vidai de nouveau ; la boule dure que j’avais à l’estomac commença à se détendre et se dissoudre.
— Claustrophobie également, dit Forth, griffonnant sur sa fiche. Typique.
Je commençais à en avoir assez de ce numéro. Je me tournai vers lui pour le lui dire, et soudain, je me sentis amusé – ou peut-être c’était l’effet de l’alcool. Il était si drôle, ce petit homme claquemuré dans son bureau, parlant de claustrophobie et m’observant comme un gros insecte. Je jetai mon gobelet dans une corbeille.
— Vous avez dit que vous m’expliqueriez. Et si vous le faisiez maintenant ?
— Si vous pensez pouvoir le supporter. Comment vous sentez-vous ?
— Très bien.
Je me rassis sur le canapé, appuyé contre les coussins et allongeant confortablement mes longues jambes.
— Qu’est-ce que vous avez mis dans cet alcool ?
Il gloussa.
— Secret professionnel. Bon, la façon la plus simple de vous expliquer la situation serait de vous projeter un film que nous avons tourné hier.
— Me projeter un film… Allons…
Je m’interrompis.
— Si vous voulez perdre votre temps !
Il enfonça un bouton sur son bureau et parla dans l’interphone.
— La Surveillance ? Donnez-nous un moniteur au…
Il ajouta une kyrielle de numéros incompréhensibles, tandis que je me prélassais sur le canapé. Forth attendit une réponse, puis il enfonça un autre bouton, et des volets d’acier obscurcirent les fenêtres à grand bruit. Curieusement, je me sentis mieux dans l’obscurité qu’au grand jour, et, me renversant sur mon siège, je regardai un mur du bureau se transformer en écran scintillant. Forth vint s’asseoir à côté de moi, mais il figurait aussi dans le film, assis à son bureau, regardant un étranger qui entrait dans la pièce.
Comme Forth, le nouveau venu portait la blouse blanche ornée du caducée. Il me déplut tout de suite. Il était grand, mince, calme avec un visage austère et renfrogné. Je supputai qu’il devait avoir dans les trente ans. Le Dr. Forth du film dit :
— Asseyez-vous, docteur.
Je pris une profonde inspiration, oppressé par une étrange appréhension.
Je me suis déjà trouvé là. J’ai déjà vu cette scène.
(Et je me sentais curieusement amorphe. J’étais assis et je regardais, et je savais que j’étais assis et que je regardais. Mais j’étais dans ce curieux état de rêve où le rêveur est à la fois spectateur et acteur de sa vision…)
— Asseyez-vous, docteur, dit Forth. Vous avez apporté les rapports ?
Jay Allison s’assit sur le siège indiqué, ou plutôt se posa nerveusement au bord de la chaise. Très raide, il se pencha à peine pour tendre à Forth un épais dossier. Celui-ci le prit, mais ne l’ouvrit pas.
— Qu’en pensez-vous, docteur Allison ?
— Il n’y a aucun doute possible, dit Jay Allison, d’une voix précise et d’un ton plutôt aigu et emphatique. Cela suit le modèle statistique de toutes les épidémies archivées de la fièvre-de-quarante-huit-ans… Au fait, monsieur, ne pourrions-nous trouver un nom plus adéquat pour cette maladie ? Le terme que nous utilisons évoque une fièvre qui durerait quarante-huit ans, et non une épidémie récurrente survenant tous les quarante-huit ans.
— Une fièvre qui durerait quarante-huit ans, ce serait quelque chose ! dit le Dr. Forth, avec un sombre sourire. Mais c’est le seul nom dont nous disposions jusqu’ici. Trouvez-en un autre, et vous la baptiserez. La fièvre d’Allison, par exemple ?
Jay Allison accueillit la plaisanterie d’un froncement de sourcils réprobateur.
— Si je comprends bien, la maladie semble liée d’une façon ou d’une autre à la conjonction des quatre lunes qui survient une fois tous les quarante-huit ans, ce qui explique la superstition qui s’est établie chez les Ténébrans. Les lunes ont des orbites remarquablement excentriques – je ne sais rien là-dessus, je me contente de citer le Dr. Moore. Si la maladie comporte un vecteur animal, nous ne l’avons pas encore découvert. L’épidémie évolue toujours de la même façon : d’abord, quelques cas dans les districts montagneux ; le mois suivant, une centaine de cas répartis sur cette partie de la planète. Puis trois mois s’écoulent sans augmentation notable. Le pic suivant voit se déclarer des milliers de cas, et, trois mois après, c’est devenu une pandémie qui décime toute la population humaine de Ténébreuse.
— C’est bien ça, reconnut Forth.
Ils se penchèrent ensemble sur le dossier, Jay Allison s’écartant légèrement pour éviter de toucher son compagnon.
— Les Terriens, dit Forth, ont conclu un Pacte Commercial avec Ténébreuse depuis cent cinquante-deux ans. La première épidémie de cette fièvre-de-quarante-huit-ans a tué nos trois cents ressortissants, à part une douzaine. Les Ténébrans s’en sont encore plus mal tirés. La dernière épidémie a été moins meurtrière, mais quand même assez redoutable, paraît-il. Avec un taux de mortalité de quatre-vingt-sept pour cent – enfin, pour les humains. Il paraît que cette fièvre ne tue pas les Hommes des Routes et des Arbres.
— Les Ténébrans l’appellent la fièvre des Hommes des Arbres, docteur Forth, parce qu’ils sont immunisés contre elle. Chez eux, elle demeure une simple petite poussée de fièvre infantile. Quand, tous les quarante-huit ans, elle prend la forme d’une épidémie brutale, les Hommes des Arbres sont pratiquement tous immunisés. J’ai moi-même contracté cette maladie dans mon enfance – vous le savez peut-être ?
Forth hocha la tête.
— Vous êtes sans doute le seul Terrien à avoir jamais contracté cette maladie et à avoir survécu.
— Les Hommes des Arbres constituent le sanctuaire de la maladie, dit Jay Allison. La solution logique serait de lâcher quelques bombes à hydrogène sur leurs cités – pour éradiquer la maladie une fois pour toutes.
(Assis près de Forth sur le canapé dans l’obscurité du bureau, je me raidis si violemment qu’il me saisit par l’épaule en murmurant : « Calmez-vous, mon vieux ! »)
Le Dr. Forth du film eut l’air contrarié, et Jay Allison dit, avec une grimace de dégoût :
— C’était une façon de parler. Mais les Hommes des Arbres ne sont pas des humains. Il ne s’agirait pas d’un génocide, seulement d’une extermination. Une mesure de santé publique.
Forth eut l’air consterné de voir que le jeune homme pensait vraiment ce qu’il disait.
— Ce sera au Centre Galactique de décider si ce sont des animaux sans esprit, ou des non-humains intelligents, et si oui ou non ils ont droit au statut de civilisés. Sur Ténébreuse, tous les précédents nous poussent à les reconnaître pour des hommes – et, bon Dieu, Jay, vous seriez sans doute appelé comme témoin de la défense. Comment pouvez-vous dire qu’ils ne sont pas humains après votre expérience avec eux ? D’ailleurs, le temps que le Centre prenne une décision, la moitié des humains officiellement reconnus seraient morts. Il nous faut une solution meilleure.
Il repoussa sa chaise et regarda par la fenêtre.
— Je ne m’étendrai pas sur les considérations politiques, dit-il. La stratégie de l’Empire Terrien ne vous intéresse pas, et je n’en suis pas spécialiste. Mais il faudrait être à la fois sourd, muet et aveugle pour refuser de comprendre que Ténébreuse a toujours joué le rôle de l’objet immuable, indestructible et peut-être invincible face à cette force apparemment irrésistible qu’est Terra. Les Ténébrans sont plus avancés que nous dans les sciences non causales, et, jusqu’à présent, ils n’ont jamais voulu admettre que les Terriens pouvaient leur apporter quelque chose. Pourtant – et la nuance est considérable – ils savent et ils veulent bien reconnaître que notre médecine est meilleure que la leur.
— La leur est pratiquement inexistante.
— Exactement – et cela pourrait être la première fissure dans leurs fortifications. Vous ne réalisez peut-être pas l’importance de cette démarche, mais le Légat a reçu une offre des Hastur eux-mêmes.
— Dois-je être impressionné ?
— Sur Ténébreuse, il vaut mieux être impressionné quand les Hastur se donnent la peine de faire une proposition.
— Il paraît qu’ils sont télépathes ou autre chose…
— Ils utilisent la télépathie, la psychokinèse, la parapsychologie et tout le reste. En pratique, ce sont les Dieux de Ténébreuse. Et l’un des Hastur – jeune et peu important, je le reconnais, un petit-fils du chef de la maison – est venu en personne au bureau du Légat. Si les médecins terriens acceptent d’aider les Ténébrans à guérir la fièvre-de-quarante-huit ans, ils offrent en retour d’entraîner quelques Terriens sélectionnés à la mécanique des matrices.
— Grand Dieu ! dit Jay.
C’était une concession dépassant les rêves les plus fous qui hantaient les Terriens ; voilà des siècles qu’ils essayaient de mendier, d’acheter ou de voler quelques connaissances sur cette mystérieuse science qu’on appelait la mécanique des matrices – cette curieuse discipline qui pouvait transformer la matière en énergie (et vice versa) sans aucun stade intermédiaire et sans sous-produits de fission. C’est la mécanique des matrices qui, pratiquement, avait immunisé les Ténébrans contre les tentations d’accepter les technologies avancées de Terra.
Jay reprit :
— Personnellement, je crois que la science ténébrane est surfaite. Mais, sous l’angle de la propagande, je comprends les avantages de cette opération…
— Sans parler des avantages qu’elle pourrait présenter au point de vue humanitaire.
Jay Allison haussa froidement les épaules.
— Le seul point de vue intéressant est le suivant : sommes-nous capables de guérir la fièvre-de-quarante-huit-ans ?
— Pas encore. Mais nous avons un point de départ. Au cours de la dernière épidémie, un savant terrien a isolé des anticorps contre la fièvre dans le sang des Hommes des Arbres. Injectés sous forme de sérum, ils pourraient ramener la forme virulente de la maladie à la forme bénigne. Malheureusement, il est mort lui-même de cette fièvre avant d’avoir terminé ses travaux, et on a négligé ses notes jusqu’à cette année. Actuellement, Jay, nous avons dix-huit mille hommes et leurs familles sur Ténébreuse. Franchement, si nous en perdons trop, il nous faudra évacuer la planète – les gros pontes de Terra seraient sans doute prêts à passer par profits et pertes un comptoir de quelques négociants professionnels, mais pas l’anéantissement de toute une Cité du Commerce. Sans parler du prestige brutalement perdu si la médecine terrienne tant vantée n’arrive pas à sauver Ténébreuse d’une épidémie. Nous disposons exactement de cinq mois. Nous ne pouvons pas synthétiser un sérum dans ce laps de temps. Il nous faut faire appel aux Hommes des Arbres. Et c’est pourquoi je m’adresse à vous. Vous en savez plus à leur sujet qu’aucun autre Terrien. Et c’est bien normal. Vous avez vécu huit ans dans un Nid.
(Dans le bureau assombri de Forth, je me redressai, un éclair de mémoire fulgurant dans ma tête. Au jugé, Jay Allison devait avoir quelques années de plus que moi, mais nous avions une chose en commun : cet individu froid comme un poisson partageait avec moi l’expérience merveilleuse d’avoir vécu plusieurs années dans un monde totalement étranger !)
Jay Allison fronça les sourcils, contrarié.
— Il y a des années de ça. J’étais à peine plus qu’un bébé. Au cours d’une expédition cartographique, l’avion de mon père s’était écrasé dans les Hellers – Dieu seul sait quel démon le possédait quand il a décidé d’affronter les terribles turbulences de cette région dans un avion léger. J’ai survécu par miracle, et j’ai vécu – paraît-il – chez les Hommes des Arbres jusqu’à l’âge de treize ou quatorze ans. Je n’ai guère de souvenirs de cette période. Les enfants ne sont pas particulièrement observateurs.
Forth, penché par-dessus son bureau, le considéra d’un regard perçant.
— Vous parlez leur langue, non ?
— Je la parlais. Je m’en souviendrais peut-être sous hypnose. Pourquoi ? Vous voulez que je vous traduise quelque chose ?
— Pas exactement. Nous pensions vous envoyer en expédition chez les Hommes des Arbres eux-mêmes.
(Dans le bureau assombri, regardant le visage de Jay, je pensai : Dieu, quelle aventure ! Je me demande… je me demande s’ils veulent que je l’accompagne ?)
Forth expliqua :
— Ce sera une expédition difficile. Vous connaissez les Hellers. Pourtant, vous faisiez de l’escalade pour votre plaisir, avant d’entrer au Service Médical…
— Il y a des années que j’ai renoncé à ces activités de loisir quelque peu infantiles, dit Jay avec raideur.
— Nous vous fournirions les meilleurs guides possibles, aussi bien Terriens que Ténébrans. Mais il y a une chose qu’ils ne pourront pas faire à votre place. Vous connaissez les Hommes des Arbres, Jay. Vous pourriez peut-être les persuader de faire une chose qu’ils n’ont jamais faite jusqu’à maintenant.
— Et c’est ? demanda Jay Allison, méfiant.
— Sortir de leurs montagnes. Nous envoyer des volontaires – des donneurs de sang. Si nous avions assez de sang, nous pourrions peut-être isoler suffisamment d’anticorps et les synthétiser à temps pour prévenir l’épidémie avant qu’elle ne s’étende, Jay. C’est une mission difficile, et par ailleurs très dangereuse, mais il faut que quelqu’un s’en charge, et j’ai bien peur que vous soyez le seul qualifié.
— Je préfère ma première suggestion. Bombardez les Hommes des Arbres – et les Hellers – pour en débarrasser la planète.
Jay fit une grimace qu’il ne parvint pas à réprimer tout de suite. Il ajouta :
— Je… je ne le pensais pas vraiment. En théorie, j’en vois bien la nécessité, seulement…
Il s’interrompit et déglutit avec effort.
— Terminez ce que vous vouliez dire, s’il vous plaît.
— Je me demande si je suis aussi qualifié que vous le pensez ? Non… ne m’interrompez pas. Je n’aime pas les indigènes de Ténébreuse, même les humains. Quant aux Hommes des Arbres…
(Je commençais à m’impatienter et m’énerver. Je murmurai à Forth dans le noir : « Arrêtez ce maudit film ! Impossible de charger un type comme ça d’une mission pareille ! Je ferais mieux…
— Taisez-vous et écoutez ! aboya Forth.
Je me tus.)
Jay Allison ne jouait pas la comédie. Il était sincèrement dégoûté. Forth ne lui donna pas le loisir d’expliquer pourquoi il avait même refusé d’enseigner à l’École de Médecine fondée par l’Empire terrien à l’intention des Ténébrans. Il l’interrompit, d’un ton irrité.
— Nous savons tout cela. Ne vous est-il jamais venu à l’idée, Jay, que c’est pour nous un grand désavantage que toutes ces connaissances vitales soient tombées, purement par hasard, entre les mains du seul homme qui soit trop têtu pour s’en servir ?
Jay ne cilla pas. À sa place, j’aurais explosé.
— J’en ai toujours eu conscience, docteur.
Forth prit une profonde inspiration.
— Je vous accorde que vous n’êtes pas en condition pour le moment, Jay. Mais que savez-vous de la psychodynamique appliquée ?
— Peu de chose, vous m’en voyez désolé.
Allison n’avait pas l’air désolé du tout. On aurait plutôt dit qu’il s’ennuyait ferme.
— Puis-je vous parler de façon brutale – et personnelle ?
— Je vous en prie. Je ne suis pas si sensible.
— En substance, docteur Allison, un individu aussi réservé et renfermé que vous a généralement une personnalité subsidiaire. Chez un névropathe, l’ensemble complexe de caractères qui forme la personnalité se scinde parfois, et l’on se trouve alors en présence du syndrome dit de personnalité multiple ou alternée.
— J’ai parcouru rapidement l’histoire de quelques cas classiques. N’y a-t-il pas eu une femme dotée de quatre personnalités différentes ?
— Exactement. Toutefois, vous n’êtes pas névropathe, et, dans des circonstances normales, il n’y aurait aucune chance que votre personnalité refoulée prenne le pas sur votre personnalité consciente.
— Je vous remercie, murmura Jay, ironique. J’en perdrais le sommeil.
— Néanmoins, je présume que vous avez une personnalité subsidiaire du même genre, bien qu’elle ne se manifeste pas dans des circonstances ordinaires. Ce double – appelons-le Jay – incarnerait tous les caractères que vous refoulez. Il serait grégaire, alors que vous êtes solitaire et studieux ; aventureux, alors que vous êtes prudent ; bavard, alors que vous êtes taciturne ; il aimerait peut-être l’action pour elle-même, alors que vous faites régulièrement de la gymnastique par simple hygiène ; et peut-être même qu’il se rappellerait les Hommes des Arbres avec plaisir, et non avec répugnance.
— Autrement dit, ce serait un assemblage de tous les caractères indésirables ?
— Si vous voulez. En tout cas, ce serait un assemblage de tous les caractères que vous considérez comme indésirables. Mais… libéré par l’hypnose et la suggestion, il serait parfait pour cette mission.
— Et comment savez-vous que je possède cette… personnalité alternative ?
— Je ne le sais pas. Mais c’est très probable. La plupart des personnalités refoulées…
Forth toussota avec embarras et rectifia :
— … des personnalités disciplinées ont une personnalité secondaire réprimée. Ne vous surprenez-vous pas parfois – très rarement – à faire des choses opposées à votre caractère ?
Je sentis presque Allison encaisser le coup quand il confessa :
— Enfin… oui. L’autre jour, par exemple, alors que je m’habille toujours de façon très classique, dit-il, baissant les yeux sur son uniforme, je me suis surpris en train d’acheter…
Il s’interrompit encore, et son visage vira à un rouge ponceau des plus disgracieux.
— … à acheter une chemise sport à fleurs.
Assis dans le noir, j’avais vaguement pitié de ce pauvre minable, troublé et honteux de la seule impulsion humaine qu’il ait jamais ressentie. Sur l’écran, Allison fronça farouchement les sourcils.
— Folle impulsion, c’est tout.
— Si vous voulez. Mais on pourrait dire aussi que c’était un acte du Jay refoulé. Alors, Allison ? Vous êtes peut-être le seul Terrien de Ténébreuse, peut-être le seul humain, qui puisse entrer dans un Nid des Hommes des Arbres sans être assassiné.
— Monsieur… en tant que citoyen de l’Empire, je n’ai pas le choix, n’est-ce pas ?
— Écoutez, Jay, dit Forth, et je sentis qu’il essayait de franchir la barrière, et de toucher, de toucher vraiment ce jeune homme froid et impassible. Nous ne commanderions jamais à aucun homme d’exécuter une mission de ce genre. Sans parler des dangers ordinaires, cela pourrait détruire votre équilibre personnel, peut-être à jamais. Je vous demande de vous porter volontaire, abstraction faite de votre devoir professionnel. D’homme à homme, que répondez-vous ?
J’aurais été ému par ces paroles. Même sur l’écran, elles me touchèrent. Jay Allison contempla le sol, et je le vis tordre ses belles mains fines de chirurgien et faire craquer ses phalanges en un geste bizarre. Finalement, il dit :
— Je n’ai pas le choix dans un sens ou dans l’autre, docteur. Je prendrai le risque. J’irai chez les Hommes des Arbres.